« « Le mystère reste entier », qu’est-ce que ça veut dire maman ? » je m’entends dire pendant la lecture du soir… Dans la bouche de l’enfant, la phrase commune perd son aspect poncif, on a envie de l’écouter cette phrase toujours dite, voir balancée avec négligence et légèreté pour couper court à n’importe quoi : « Le mystère reste entier ». Ici zone de miroir, de galerie des glaces entre participants d’une communauté invisible de lecteurs : la vocation d’une phrase à venir se refléter en nous. Entière face au mystère telle était le comportement de la poète américaine, fin XIXème, Emily Dickinson. C’est avec elle et avec ceux dont sa voix a beaucoup compté dans leur cheminement littéraire que je vis en ce moment. Le traducteur de Susan Howe lui ayant consacré un essai exprime en ces termes cette façon de se nourrir les uns des autres : « Howe écrit dans la main de Dickinson, qui elle-même écrit dans la main de tant d’autres auteurs. » On peut aussi imaginer des oiseaux avec leurs plumes d’écrivains venant manger dans la main des autres s’inspirant tour à tour comme une grande chaine alimentaire de la littérature (on peut cesser la métaphore quand viennent en imagination des grands prédateurs). Cet essai de Susan Howe, datant de 1985 est l’un des rares écrits à s’intéresser à l’écriture même de Dickinson, ses sources, la singularité de sa syntaxe, de sa ponctuation, de son vocabulaire, la question du Mythe bien moins mis en avant que beaucoup d’autres écrits sur elle. Car cette poète, rebelle, recluse, qui disait avoir le langage pour vie et pour tout paysage un dictionnaire avait tout d’un grand personnage mystérieux : son ardente vie de lecture et de silence la comblait. Elle avait quelques correspondances (sa prose que l’on découvre dans les lettres est exceptionnelle), quelques relations familiales dans la maison de son père qu’elle n’avait jamais quitté, elle s’affairait à un peu de jardinage et à la cuisson du pain qui était son grand talent domestique et surtout, à beaucoup de contemplation depuis la fenêtre de sa chambre qu’elle finit par ne presque plus quitter. Chambre avec fenêtre sur l’éternité est le très beau titre d’un essai de Claire Malroux, la traductrice vers le français de la poète. Lu il y a longtemps, je ne m’en souviens plus. Qu’est ce qui est mis au travail véritablement dans l’acte de la lecture ? ou de l’écriture ? C’est la question que je me suis posée cette semaine en réfléchissant aux ateliers que je vais donner bientôt : la lecture est un acte de réception, d’écoute, d’attention. Chacun de nous peut observer que lorsqu’il est trop pris dans le cours du temps et indisponible, il ne peut plus lire. Je n’ai pas encore terminé Peter Handke. Nous allons finir par ses mots à la page 625 : « Cœur du monde l’écriture : un mystère comme ne le sont que la roue et les yeux des enfants. Il faut que je lise à nouveau. (…) Ne pas lire aveuglément : pour le récit, pour le livre, il faut que tu sois réceptif. Es-tu réceptif ? »
Sacha Steurer
Livres cités
Susan Howe, Mon Emily Dickinson, Editions Ypsilon, 2017 pour la traduction française
Claire Malroux, Chambre avec vue sur l’éternité, Editions Gallimard, 2005
Pour lire Emily Dickinson en français, aux éditions Corti :
Lettres aux amies et aux proches (volume de correspondances) et Y’aurat-il pour de vrai un matin ? (volume de poèmes)
Je conseille aussi La dame blanche de Christian Bobin aux éditions Gallimard, collection L’un et l’autre, 2007.
Peter Handke, Mon année dans la baie de Personne, Editions Gallimard 1997 pour la traduction française.
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