Accéder au contenu principal

Chronique 13, vendredi 7 février 2020

 « «  Le mystère reste entier »qu’est-ce que ça veut dire maman ? » je m’entends dire pendant la lecture du soir… Dans la bouche de l’enfant, la phrase commune perd son aspect poncif, on a envie de l’écouter cette phrase toujours dite, voir balancée avec négligence et légèreté pour couper court à n’importe quoi : « Le mystère reste entier ». Ici zone de miroir, de galerie des glaces entre participants d’une communauté invisible de lecteurs : la vocation d’une phrase à venir se refléter en nous. Entière face au mystère telle était le comportement de la poète américaine, fin XIXème, Emily Dickinson. C’est avec elle et avec ceux dont sa voix a beaucoup compté dans leur cheminement littéraire que je vis en ce moment. Le traducteur de Susan Howe lui ayant consacré un essai exprime en ces termes cette façon de se nourrir les uns des autres : « Howe écrit dans la main de Dickinson, qui elle-même écrit dans la main de tant d’autres auteurs. » On peut aussi imaginer des oiseaux avec leurs plumes d’écrivains venant manger dans la main des autres s’inspirant tour à tour comme une grande chaine alimentaire de la littérature (on peut cesser la métaphore quand viennent en imagination des grands prédateurs). Cet essai de Susan Howe, datant de 1985 est l’un des rares écrits à s’intéresser à l’écriture même de Dickinson, ses sources, la singularité de sa syntaxe, de sa ponctuation, de son vocabulaire, la question du Mythe bien moins mis en avant que beaucoup d’autres écrits sur elle. Car cette poète, rebelle, recluse, qui disait avoir le langage pour vie et pour tout paysage un dictionnaire avait tout d’un grand personnage mystérieux : son ardente vie de lecture et de silence la comblait. Elle avait quelques correspondances (sa prose que l’on découvre dans les lettres est exceptionnelle), quelques relations familiales dans la maison de son père qu’elle n’avait jamais quitté, elle s’affairait à un peu de jardinage et à la cuisson du pain qui était son grand talent domestique et surtout, à beaucoup de contemplation depuis la fenêtre de sa chambre qu’elle finit par ne presque plus quitter. Chambre avec fenêtre sur l’éternité est le très beau titre d’un essai de Claire Malroux, la traductrice vers le français de la poète. Lu il y a longtemps, je ne m’en souviens plus. Qu’est ce qui est mis au travail véritablement dans l’acte de la lecture ? ou de l’écriture ? C’est la question que je me suis posée cette semaine en réfléchissant aux ateliers que je vais donner bientôt : la lecture est un acte de réception, d’écoute, d’attention. Chacun de nous peut observer que lorsqu’il est trop pris dans le cours du temps et indisponible, il ne peut plus lire. Je n’ai pas encore terminé Peter Handke. Nous allons finir par ses mots à la page 625 : « Cœur du monde l’écriture : un mystère comme ne le sont que la roue et les yeux des enfants. Il faut que je lise à nouveau. (…) Ne pas lire aveuglément : pour le récit, pour le livre, il faut que tu sois réceptif. Es-tu réceptif ? »

Sacha Steurer

Livres cités 

Susan Howe, Mon Emily Dickinson, Editions Ypsilon, 2017 pour la traduction française

Claire Malroux, Chambre avec vue sur l’éternité, Editions Gallimard, 2005 

Pour lire Emily Dickinson en français, aux éditions Corti : 
Lettres aux amies et aux proches (volume de correspondances) et Y’aurat-il pour de vrai un matin ? (volume de poèmes)

Je conseille aussi La dame blanche de Christian Bobin aux éditions Gallimard, collection L’un et l’autre, 2007. 

Peter Handke, Mon année dans la baie de Personne, Editions Gallimard 1997 pour la traduction française. 


Commentaires

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Chronique 25, 27 mai 2022

Le vent souffle où il veut ; tu entends sa voix mais tu ne sais ni d’où il vient, ni où il va.  Ev. de Jean   Je proposais une pratique antique : celle du livre-oracle. On se penche les yeux fermés sur la somme de livres posée au sol, on avance sa main comme un bâton de sourcier au-dessus des livres et on en saisit un. Ce qu’on saisira n’en finira pas de nous échapper, c’est pour cela qu’on est rassemblés ici ensemble. On se recueille autour de ce qui nous échappe. « La chasse aux papillons », nom du parfum que j’ai essayé récemment - dont je préfère la description à l’odeur-  « Des brassées de fleurs blanches inondées de soleil, un jour d’été. »  aurait pu être l’invitation lancée pour l’atelier : La chasse aux papillons-poèmes.  27 mai 2022, 9 heures 30, troisième Printemps. Le livre qui me saisit yeux fermés, j’avais failli l’acheter deux jours plus tôt chez Fabrice  Au plaisir du texte . Ce recueil de la collection bla...

Billet d'été -2- de lectures dansées, 14 juillet 2020

J’aime lire les dernières phrases d’un roman pour savoir. Pas pour savoir la fin, pour la VOIR. C’est pictural, c’est  une aventure de lignes  pour laquelle je veux embarquer. Quelque chose d’immédiat tout sauf linéaire  « à gauche, aussi, à droite, en profondeur, à volonté. Pas de trajets, mille trajets… »  ce que Michaux est allé chercher dans la peinture car il trouvait les livres ennuyeux avec leur route à sens unique, tracée à l’avance pour le lecteur. J’aime lire les dernières phrases d’un roman avant de prendre mon billet, c’est ce que je disais à Fabrice au fond de la librairie mal éclairée en ayant peine à discerner les derniers mots du  Palais de glace  de Tarjei Vessas que j’hésitais encore, plus pour longtemps, à emporter. Aux derniers mots on VOIT très bien si tout est construit sur une histoire dont la fin est une vraie fin ou si le livre se fait le relai du silence, de l’amour, d’un  voyage infini  où les formes, les coul...

Chronique 23, 15 novembre 2020

     Rêve, nuit du 14 au 15 novembre. Je feuilletais le grand livre du  livre de la vie , image ne me quittant plus depuis que je l’ai découverte dans le texte de l’Apocalypse au verset suivant :  « On ouvrit des livres, puis un autre encore : le livre de la vie. » (Apocalypse 20, 1, 16)  Ce texte est un peu plus loin de moi maintenant qu’il y a quelques mois mais c’est une distance seulement géographique, comme avec les êtres que l’on aime, et qui vivent en nous : nulle séparation dans l’invisible mais grande peuplade inter-pénétrante, les rêves nous le révèlent bien : ce sont les formes et les couleurs qui changent, les formes et les couleurs, seulement. Et qu’est-ce que c’est que cette peur de  vivre dans les livres  ? Ne sommes-nous pas constamment en train de  vivre des histoires  ? De nous en raconter ? Et par là même, de trouver le sens de notre vie ou son absurdité ? Par cette faculté fabulatric...