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Chronique 23, 15 novembre 2020

    Rêve, nuit du 14 au 15 novembre. Je feuilletais le grand livre du livre de la vie, image ne me quittant plus depuis que je l’ai découverte dans le texte de l’Apocalypse au verset suivant : « On ouvrit des livres, puis un autre encore : le livre de la vie. » (Apocalypse 20, 1, 16) Ce texte est un peu plus loin de moi maintenant qu’il y a quelques mois mais c’est une distance seulement géographique, comme avec les êtres que l’on aime, et qui vivent en nous : nulle séparation dans l’invisible mais grande peuplade inter-pénétrante, les rêves nous le révèlent bien : ce sont les formes et les couleurs qui changent, les formes et les couleurs, seulement. Et qu’est-ce que c’est que cette peur de vivre dans les livres ? Ne sommes-nous pas constamment en train de vivre des histoires ? De nous en raconter ? Et par là même, de trouver le sens de notre vie ou son absurdité ? Par cette faculté fabulatrice ? En revisitant les mythes à la lumière de nos expériences ? N’est-ce pas là notre don créateur, ce qui fait de nous des êtres humains se différenciant des animaux et des végétaux ? Notre pouvoir d’être l’écrivain de notre propre histoire à la lecture des signes venant de toutes parts ? J’aime aussi cette simple définition de Peter Handke : « Ecrire, c’est être attentif à la manière dont on vit ». Tenir le Journal, observer quotidiennement l’expérience d’être vivant. Je m’adonne à cette pratique depuis que je sais écrire mais avec le temps le rapport à l’intimité, au secret, a fondu. Je suis attentive à ce que je vis intérieurement de la même manière que j’observe les saisons et que j’écoute ce que les autres me disent… Je ne vois pas là des secrets mais des phénomènes :  vent, marées, tremblements, incendies. 
    Dans mes aventures de lectrice, sensation de tenir le fil rouge d’Ariane et de ne plus le lâcher ! Je finis Se perdre d’Annie Ernaux (une fois encore, dans l’œuvre d’un écrivain, entrer par une porte un peu cachée : la publication du Journal tenu pendant qu’elle vivait une passion dont elle a fait un livre très connu Passion simple, des années après) et il me vient l’idée d’ouvrir le Vice-Consul de Marguerite Duras acheté chez Fabrice il y a des mois (quelqu’un m’avait dit un jour que c’était son plus beau livre). L’incipit est le suivant : « Elle marche, écrit Peter Morgan. Comment ne pas revenir ? Il faut se perdre. Je ne sais pas. Tu apprendras. Je voudrais une indication pour me perdre. Il faut être sans arrière-pensée, se disposer à ne plus reconnaître rien de ce qu’on connaît, diriger ses pas vers le point le plus hostile, sorte de vaste étendue de marécages que mille talus traversent en tous sens on ne voit pas pourquoi. » Nous étions assises sur un banc comme des mamans au parc à la sortie de l’école et pendant que nos fils jouaient, dans la faible lumière des lampadaires à la tombée du jour arrivant si tôt avec cette heure d’hiver, je lisais à voix haute à une autre mère les premières pages de ce livre et c’était beaucoup plus passionnant que de parler de n’importe quoi d’autre, vous imaginez, que de se plonger un instant ensemble, les cris des enfants en fond sonore, dans quelques pages de littérature…
    Je m’étais promis de ne plus acheter de livres pour un moment étant bien occupée déjà avec les Métamorphoses d’Ovide, Le livre rouge de Jung, les lettres de Sainte Catherine de Sienne mais hier soir, en passant chez Fabrice, j’ai craqué pour L’usage de la photo d’Annie Ernaux et Marc Marie, un livre écrit à quatre mains en résonnance avec des photos du paysage dévasté après l’amour – chaises déplacées, vêtements emmêlés – Et Idade Gertrude Stein, un ami a appelé sa fille ainsi pour l’amour de ce livre, je voulais comprendre cet amour. 
    La phrase en exergue de Se perdre est Volio vivere una favola (Je veux vivre une histoire), inscription anonyme sur les marches de l’église de Santa Croce, à Florence. Dans ce Journal, sont très bien décrits les liens entre le rapport à l'écriture, au désir et à la mort, ce goût de l'aventure... risqué. Fabrice me confiait hier soir qu’il lisait beaucoup pour s’apaiser avant de s’endormir ou la nuit quand des insomnies le tiennent éveillé. Dans mon cas, les livres agissent plutôt comme des excitants. Si je veux me reposer, je les écarte tous et je fais du yoga. Mais la plupart du temps, je cherche avec eux mon ivresse « …pour ne pas sentir le fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre. »[1]
 
Sacha Steurer



 



[1] Baudelaire « Ennivrez-vous », Le Spleen de Paris 

Commentaires

  1. "Trouver le sens de notre vie ou son absurdité." Le sens de ma vie, c'est en ne le cherchant pas là où il est que j'ai pu le trouver. Peut-être que je le vois venir, que je le laisse approcher, mais qu'il ne m'atteint pas ; et qu'alors sans doute je cherche autre chose, que je verrai venir peut-être, qui s'approchera et qui m'atteindra ou pas. C'est cela mon écriture, détachée de mon existence et dont je suis spectateur (le risque est d'envisager ce phénomène face à un miroir.)
    Merci pour ces mots Sacha.

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  2. Merci Sacha pour ce lien magnifique que tu continue de tisser de toi à moi avec tellement de sensibilité et de sincérité.
    En cette période tes ateliers d'écriture me manque encore plus cruellement qu'avant.
    Serai ce possible d'en faire un en ligne ? Avec rétribution évidemment, à nous de trouver comment, créateurs(trices) que nous sommes et d'enfin partager avec d'autres les délice de nos mots ...
    Si tu venais à passer par Prades, tu serai la bienvenue à la maison.
    Bisous
    Claire

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