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Chronique 12, vendredi 31 janvier 2020

« Beaucoup lire pour que cela m’enrobe » la semaine avait commencé avec la relecture des mots du Journal d’Agnès Rouzier. S’il y a bien des livres qui valent la peine d’être possédés car comportant un fond inépuisable de pensées ce sont bien les Journaux d’écrivains. Il y dans mes cahiers chaque semaine des livres en recherche : en ce moment, j’attends de trouver Le livre de l’intranquilité de Pessoa et A ma Fenêtre le matin de Peter Handke pour ma bibliothèque du bateau sous les toits. Agnès Rouzier, auteur méconnue, était une immense lectrice. Dans son œuvre, et notamment quelques courts textes, elle a dialogué ouvertement avec d’autres écrivains dont elle faisait une lecture très attentive : Rilke, Blanchot. Son journal est pour nous un document de lectrice : « Passer de la lecture de Mandelstam à celle de Laure, puis Klebnikov. Disperser. Créer une « communication » / (dialogue) exhaussive / (s’éloignent) / (se parlent) ». Dans l’après-midi qui a suivi la relecture de ces écrits, j’ai moi-même rédigé une note d’intention pour une lecture que je souhaiterais créer et donner. Je me réfère aussi à Blanchot dans la notion d’Espace littéraire. Pur mouvement (son titre) Lecture à haut-silence (surtout pas une performance) entre 30 à 45 minutes (la durée) puis discussion sur l’expérience d’écoute de chacun (à voir). On fait l’hypothèse que les tous les textes lus font partie d’un grand espace - l’Espace littéraire - dont la durée est infinie. La musique est plus importante que le sens, des fulgurances nous saisissent. Pur mouvement de vie, temps qui passe, écoulement, métamorphoses, impermanence. Traversées, flux constant, déplacements, vitesse. Les silences autant importants que les mots car le silence équivaut à de l’espace et l’espace à du temps. Collage de textes où la lectrice passera d’un auteur à l’autre sans transition. Invitation pour les auditeurs à sentir les mouvements intérieurs générés par les spirales d’écriture, la densité poétique, chorégraphique des textes proposés à l’écoute. 

Il y a 8 livres autours de mon ordinateur formant la constellation de lectures autour de laquelle s’est organisée cette semaine du 27 janvier au 2 février 2020. De semaine en semaine, je me déplace dans l’Espace navigant de constellation en constellation. Une expérience casse-tête poétique, faire une phrase à peu près logique avec les titres de ces livres sans ajouter ou enlever un seul mot : Seigneur ermite dire, encore mon Emily Dickinson mon année dans la baie de Personne la promenade sous le seuil les pierres du ciel espèces d’espaces. 

Je me suis demandée si Peter Handke avait lu Georges Perec car son année dans la Baie de Personne est vraiment digne de la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, tout dans le regard : « Chaque jour, je ne ferai rien d’autre qu’écrire ce qui se passerait sous mes yeux sur cette place de banlieue et à ses environs ». 
Ouvrir à nouveau ce livre fondateur « Espèces d’espaces » m’a donné la sensation de revenir au point de départ d’une réflexion sur l’écriture et la lecture (2012) comme si j’avais fait un grand tour, que je revenais là, et que j’allais repartir pour un tour dont je ne pouvais savoir à l’avance ni la direction ni la durée. 

Aujourd’hui, pour ceux qui n’auraient pas ce livre dans leurs bibliothèques ou qui n’auraient pas eu l’idée de le relire depuis longtemps, je vous livre la toute dernière page L’espace (suite et fin) :

J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départs, des sources :

Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l’arbre que j’aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts… 

De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête. 

Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire : rien ne ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs trahiront, l’oubli s’infiltrera dans ma mémoire, je regarderai sans les reconnaître quelques photos jaunies aux bords cassés. Il n’y aura plus écrit en lettres de porcelaine blanche collées en arc de cercle sur la glace du petit café de la rue Coquillière : « Ici on consulte le Bottin » et « casse-croûte à toute heure ». 

L’espace fond comme le sable entre les doigts. Le temps l’emporte et ne m’en laisse que des lambeaux informes : 

Ecrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes au vide qui se creuse, laisser quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes. 

C’est reparti pour un tour ! 

Sacha Steurer 




Livres cités 

Agnès Rouzier, Dire, encore, Editions BRULEPOURPOINT, 2016 (réédition d’un livre de 1985) 
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquilité, Christian Bourgeois éditeur, 2004
Peter Handke, A ma fenêtre le matin, Editions Verdier, 2006 
Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Editions Gallimard, 1955
Georges Perec, Espèces d’espaces, Editions Galilée 2000 (revue et corrigée à partir de l’édition de 1974)
Peter Handke, Mon année dans la baie de Personne, Editions Gallimard 1997 pour la traduction française. 
Robert Walser, « La Promenade » in Seeland, Editions Zoe Poche, 2005 – Première édition à Zurich, 1920
Basho, Seigneur ermite, l’intégrale des haïkus, Editions Points, 2012 pour la traduction française
Pablo Neruda, Les pierres du ciel, Gallimard, 1972 pour la traduction française
Jean-Louis Giovannoni, Sous le seuil, Editions Unes, 2016
Susan Howe, Mon Emily Dickinson, Editions ypsilon, 2017 pour la traduction française

Il y en qui font des tas de bois, des tas de pierres, d'autres font des tas de livres. 



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