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Chronique 11, vendredi 24 janvier 2020

Dans quel labyrinthe suis-je ? J’organise sur du papier l’arborescence des pensées : Quatre sont nettement visibles, se détachent du vide de la page blanche pour apparaître en noir sous forme de mots et de notes, tandis que d’autres sont en train de décanter, de mourir et de naitre, de se transformer - sans que je sois consciente de l’intégralité de tout ce processus obscur, recherche de lumières, que je vous partage dans cette danse des lectures. 

Première pensée à la surface aujourd’hui - Quand on lit, il y a sans arrêt des phrases qui se détachent. Des phrases qui se détachent pour nous seuls et qui nous donnent envie de les lire loin, séparées du reste. Hier, en lisant les Notes et Carnets de la peintre Fabienne Verdier dans une édition alternant impressions de ses pages de Notes de création et commentaires d’un historien d’art, j’ai voulu détacher cette phrase-là de Fernando Pessoa : « Il est assez de beauté dans le fait d’être ici et nulle part ailleurs ». Elle résonnait avec mon désir de reprendre mes Notes du bateau sous les toits, abandonnées depuis quelques temps. « Reprendre ces notes comme revenir chez soi, espérer encore que les oiseaux sur ma tasse de café s’envolent. Reprendre ces notes comme accepter le voyage immobile d’être ici. Aujourd’hui, je suis là. Aujourd’hui, le ciel est bas, je me place sous la plus grande lucarne du bateau pour avoir le plus de lumière possible. Je me place dans le vide de l’écriture où la mer est vaste, où les tempêtes se défient avec des mots, avec des phrases – des constructions de phrases, des métaphores pour des métamorphoses. Que je suis-je capable d’autre que de consigner le présent et le temps qu’il fait ? D’être nue face aux éléments ? De lire inlassablement comme on lit pour occuper son voyage en jetant des regards vers l’horizon puis en replongeant en soi-même et dans l’imagination ? » 

Seconde pensée à la surface – A la question « Vois-tu souvent des spectacles de danse ? » je réponds maintenant que sauf exceptions, je suis davantage intéressée par le spectacle de la nature ou d’un bal dansant où des êtres sont emportés par la joie de danser que des « pièces chorégraphiques » … Cette question m’a été posée il y a quelques jours lors d’un long voyage en voiture où j’ai fini par sortir mon livre Mon année dans la baie de Personne de Peter Handke. Ces quelques lignes que je vais vous livrer correspondent tout à fait à ce que j’aurais aimé citer à mon interlocuteur étonné de ma réponse… « Je ne pouvais m’ouvrir qu’à un chant ou une musique qui se faisaient entendre comme en passant, entre autres choses, des bruits, du silence, et où je ne faisais pas partie d’un public, ou qui ne s’adressaient aucunement à un public mais étaient tournés vers le ciel, ou vers l’intérieur, ou vers le vide ». Je me lance enfin dans ce long roman de l’auteur allemand récompensé dernièrement par le Prix Nobel et qui est considéré comme son « grand livre ». 

Troisième pensée à la surface – Les livres sont entre nous et nous rapprochent, ma tentative ici est de rendre ce rapport-là visible. Comment un livre peut être le fruit d’une rencontre, comment nous tournons autour des livres comme nous nous tournons aussi les uns autour des autres pour s’approcher, échanger - quelque chose de vrai ? La semaine dernière, en marchant au parc, j’ai été arrêtée par un ouvrage très ancien dans les mains d’un jeune homme assis sur un banc. Deux heures de conversation ont débuté par le simple fait de lui demander ce qu’il lisait. Ce garçon m’a confié que cette ancienne édition Gallimard d’un livre de Paul Valéry provenait de la bibliothèque de son grand-père, qu’étudiant en médecine, il lisait pour ne pas perdre l’écrit … Et nous avons vu le soleil lentement descendre derrière la Basilique de Fourvière en parlant sans se regarder presque. 

Quatrième pensée à la surface – En hésitant ce matin entre rentrer tout de suite écrire, marcher, danser, prendre l’air, je me suis interrogée comme souvent sur l’équilibre entre immobilité propre à l’écriture et activité du corps, besoin du dehors et besoin du secrétaire. J’ai pensé à l’importance de la marche pour beaucoup d’écrivains et notamment Robert Walser, à cette magnifique nouvelle « La Promenade ».

Aujourd’hui, toutes les pensées à la surface tournent autour de ce thème : l’émerveillement -assez de beauté-, le spectacle -tourné vers le ciel, ou vers l’intérieur, ou vers le vide ? - les rencontres autours de chez soi, autour des livres et la simple promenade qui « me console, me réjouit, me revigore, et me charme, tout en ayant la propriété de m’aiguillonner et de me pousser au travail… ». 

Sacha Steurer 


Livres cités 

Alexandre Vanautgaerden, Fabienne Verdier et les maitres flamands, notes et carnets, Edition Albin Michel, 2013

Peter Handke, Mon année dans la baie de Personne, Edition Gallimard, 1997 pour la traduction française

Robert Walser, « La Promenade » in Seeland, Editions Zoe Poche, 2005 – Première édition à Zurich, 1920

Blog de Sacha Steurer 
https://notesdubateausouslestoits.blogspot.com

Phrase loin, séparée, détachée 

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