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Chronique 8, jeudi 12 décembre 2019

La Vie immédiate me rattrape alors que j’allais commencer à dérouler le squelette de chronique que j’avais décidé au café. J’étais prête à taper les premiers mots : l’ordinateur rehaussé sur une pile de livres, moi assise en tailleur au sol sous la lucarne la plus grande du bateau ; mais en buvant quelques gorgées de dopant et en laissant courir mon regard sur un compartiment de la bibliothèque, je vois un livre-là qui ne m’appartient pas. Sachant très bien que le seul livre que je possède de Paul Eluard est Le livre ouvert, ce titre-là La Vie immédiate me saute aux yeux. Alors tout de suite cette pensée, quelqu’un l’a glissé pour me faire passer un message à travers la voix d’un autre… Je ne crois pas fabuler. Il y a bien sûr deux marques-pages pour me montrer le chemin mais deux pages à chaque fois, l’une à droite, l’une à gauche, et plein de poèmes. Alors lequel interpréter comme message caché ? L’aphorisme « Pour voir les yeux où l’on s’enferme / et les rires où l’on prend place » ou bien les mots d’amour : « Je veux t’embrasser je t’embrasse / Je veux te quitter tu t’ennuies / Mais aux limites de nos forces / Tu revêts une armure plus dangereuse qu’une arme. » ?  Je laisse faire le présent et sa chair plus fort que mon squelette de texte déjà mort. Le titre du livre-intrus dans la bibliothèque le dit bien. 
Il y a comme nous allons vers les mots et comme ils viennent d’eux-mêmes. La correspondance par exemple : Notre nom, c’est pour nous, c’est enveloppé. On déchire, on ouvre, les lettres sont parfois accompagnées d’images… Ainsi ce matin, le village d’Oloron Sainte-Marie des Pyrénées Atlantiques et son église Sainte Croix débarquant dans le bateau – avec ce texte d’Alice Baude comme en petite voix répondant aux résistances à se laisser couler dans le fleuve du Temps, Ce qui nous traverse :« Car après tout, on ne fait que passer. Le passage. Ce que nous sommes de solide, et de fluide. Le mouvement. Ce que nous vivons d’espaces, et de territoires. Traversons ces pans de papiers. La lumière. Nous y lisons comme dans un livre ouvert. » A mon retour d’une échappée il y a quelques jours, un courrier encourageant : une lectrice des chroniques se dévoilant et me partageant son écoute – attentive - de mon voyage dans le labyrinthe des écritures. Tant qu’elle gardait le silence je ne pouvais pas savoir qu’elle me lisait. C’est presque intimidant maintenant. Grande différence ici de l’écriture avec la danse : le temps qu’on partage avec l’écrit est différé. Lecteur, je nous imagine ensemble, assis par terre avec les livres ouverts, fermés, intrus, manqués, en pile, en attente… Avec les livres plein de poussières - d’étoiles - des yeux - de ceux qui les ont écrits.
Les Vagues de Virginia Woolf ne rôde pas loin. Je ne sais pas pourquoi. Des jours et des jours que je ne l’ai pas ouvert. Serait-il en train de se rapprocher par un subtil mouvement de marée ? Et c’est la pleine lune cette nuit. Il y a des années je le lisais exactement à la même période : décembre. Je l’attrape et voilà que je tombe sur un passage où ça danse : « Avec l’impartialité du désespoir, avec la plus complète absence d’illusions, je regardais la poussière danser : ma vie, la vie de mes amis, et ces présences fabuleuses, des hommes avec des balais, des dames assises à une table à écrire, des saules au bord des rivières, - fantômes et nuages eux aussi de poussière… ». 
De mon squelette de chronique prévu au café ce matin il ne reste vraiment pas grand-chose. Les grèves, la pleine lune, la Vie immédiate ont eu raison de moi. J’avais envie de raconter des rencontres avec des inconnus grâce à du papier et des mots, véritable support de conversation, ou encore mes retrouvailles avec une bibliothèque dans le Diois où je tombe toujours sur le bouquin que j’attendais comme cette fois les notes du peintre Alexandre Hollan. Les notes en littérature II seront pour la prochaine fois…  Il est minuit, un livre s’éveille. 

Sacha Steurer 

Livres cités 

Paul Eluard, La vie immédiate, Editions Gallimard, 1989 
Paul Eluard, Le livre ouvert, Editions Gallimard, 1989 
Virginia Woolf, Les Vagues, 1931 pour la première édition 
Le texte d’Alice Baude Ce qui nous traverse est publié sous forme artisanale et est disponible à la lecture à la Maison de la Catalanité à Perpignan, lors d’une exposition jusqu’au 10 janvier 2020. 


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