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Chronique 5, jeudi 14 novembre 2019

Nous sommes contenus à l’intérieur des œuvres que nous aimons. C’est la réflexion que je me fais en voyant mon reflet dans le tableau qui m’a éblouie ce matin en déambulant dans l’exposition « Penser en formes et en couleurs » actuellement au Musée des Beaux-Arts de Lyon. Cette œuvre est sans titre mais fait partie d’une série dont le nom est en soi un poème : « Les jardins du vide ». J’aime l’idée que cette œuvre fasse partie d’une série qui ne m’est pas dévoilée ; cela agrandit son vide et son mystère, son espace. 

En commençant ma chronique par cette phrase « Nous sommes contenus à l’intérieur des œuvres que nous aimons », je pense à une phrase de Christiane Singer que j’ai déjà cité ici mais dont je ne me lasse pas : « Nous n’avons même pas à être reliés. Nous sommes à l’intérieur les uns des autres. C’est cela le mystère. C’est cela le plus grand vertige ». Je ne sais pas vous mais moi, je me sens souvent habitée par des phrases. Cela peut durer longtemps parfois, des mois. Un jour, mon psychanalyste m’a fait la réflexion que pendant que j’étais ainsi habitée par une phrase, je n’étais pas là. C’est rare que je sois en désaccord avec lui mais cette fois, il me semble qu’il avait tort. A ce moment-là, c’était ce Printemps, la phrase qui m’habitait et m’aidait à vivre était « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil ». C’est une phrase de René Char faisant partie des « Feuillets d’Hypnos » dans le recueil Fureur et mystère. Mon livre le plus abimé dont toutes les pages se détachent. 

Je suis là. Je suis là aujourd’hui avec une nouvelle phrase, pour combien de temps m’habitera-t-elle ? : « Vivre consiste à ne pas se détourner du foyer d’éblouissements ». On pourrait s’arrêter là mais la phrase continue « (…) : à ne pas se détourner de ce qui éblouit dans les Illuminations de Rimbaud ou dans les films de Robert Bresson – à endurer poétiquement une telle lumière. » (Yannick Haennel, A mon seul désir) Ce matin au café, je l’ai recopié plusieurs fois, je la contemplais, puis sur le chemin du café jusqu’au musée, il pleuvait, le temps était difficile, je la faisais tourner dans mon esprit « ne pas se détourner du foyer d’éblouissements » … 

Ce matin, je ne m’attendais pas à être si éblouie devant une œuvre, à faire une telle rencontre avec moi-même, tellement immobile face à elle que le gardien de salle a fini par me céder sa place sur sa chaise, prenant pitié de ma position au sol. 

J’ai vu dans cette huile une chose perdue dans l’espace, d’une perte comme on les aime, non pas un défaut d’orientation mais un abandon. J’ai vu une forme flotter dans l’univers entier, librement, sauvagement. Les contours de la feuille blanche disparaissant. Et j’ai volé avec cette forme quelques instants. J’ai vu dans cette œuvre sans titre appartenant à la série « les jardins du vide » une qualité de vide à l’intérieur de la forme et à l’extérieur dont on parle dans l’art chinois, celui nécessaire pour « laisser passer les chevaux ».

Ces derniers jours, le doute sur ma façon d’être au monde m’envahissait. Un souvenir m’a traversé : la chorégraphe Nacera Belaza me répétant d’ancrer la vision du cercle à l’intérieur de moi pendant que je dansais en ateliers, de penser à mes pieds. J’ai transposé cette idée d’ancrage à mes activités de lecture et d’écriture. Il s’agit simplement d’une opération mentale, d’une formulation en soi consistant à penser à donner son poids au sol quelle que soit l’activité qui nous occupe et rester concentrée dans cette activité. C’est ce que je fais là. 

Sacha Steurer 

Œuvres citées 

Œuvre sans titre de Frédéric Benrath, peintre (1949-2007) dans la série « Les jardins du vide » exposition «  Penser en formes et en couleurs » au Musée des Beaux-Arts de Lyon jusqu’au 5 janvier 2020. 
Christiane Singer, Derniers fragments d’un long voyage, Editions Albin Michel, 2007 
René Char, Fureur et mystère, Editions Gallimard, 1962
Yannick Haennel, A mon seul désir, Editions Argol, 2005


Autoportrait en lectrice 

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