« Ecrire c’est défendre la solitude dans laquelle on se trouve ; c’est une solitude qui nécessite d’être défendue, ce qui veut dire qu’elle nécessite une justification. L’écrivain défend sa solitude en montrant ce qu’il trouve en elle et uniquement en elle. »
Maria Zambrano, Pourquoi on écrit
Comme un peintre laisse reposer sa toile avant de revenir dessus et d’accomplir le dernier geste, juste avant d’écrire la chronique d’un seul jet, je laisse reposer les lectures que j’ai décidé d’évoquer ce jour. Depuis ce matin, tendue vers cet instant, j’ai préparé l’atelier. Pendant la semaine, je me laisse aller à toutes les nouvelles entrées dans le labyrinthe, je vais à la réserve de la grande bibliothèque de la ville « le Silo moderne », un peu chez Fabrice aussi au « Plaisir du texte », je prends quelques notes puis la veille ou le jour venu d’écrire la justification de ma solitude, je compose la constellation de livres autour de laquelle s’articulera l’article. Aujourd’hui, entre 14 et 16 heures, juste avant d’aller marcher dans la ville pour laisser reposer les trésors, j’ai disposé au sol chaque livre-étoile côte à côte de telle sorte que le dessin entre les livres – les chemins qui les mènent les uns aux autres- soient assez net à mon retour pour me rendre l’écriture plus facile. Aujourd’hui, je me sens particulièrement fatiguée ; en hésitant à me lancer j’ai repensé à mon professeur de danse quand j’étais adolescente qui disait « c’est toujours bien de danser quand on est fatigué, il y a quelque chose qui lâche. »
Le premier livre que j’ai ouvert aujourd’hui : le catalogue de l’exposition Anselm Kiefer, l’Alchimie du livre. J’ai découvert cet artiste il y a juste une semaine grâce à Fabrice, le libraire, qui m’a emmené voir au Couvent de la Tourette une exposition de ce peintre et sculpteur allemand. J’ai très vite été conquise par un art puisant son inspiration dans les mythes, les textes sacrés, la littérature, la poésie et étant dans un rapport à la matière très charnel, les utilisant toutes (les matières) et avec ferveur. Pendant la semaine, j’ai écouté sa voix. Un vrai philosophe. En fouillant à la réserve, j’ai découvert quelque chose qui m’intéresse peut-être encore plus que ces œuvres monumentales : ce sont ses livres, ses centaines et centaines de livres d’artistes qui n’ont pas vocation à être édités, qui sont des exemplaires uniques, toutefois œuvres, mais relevant d’un registre privé et intime exposés une fois à la Bibliothèque Nationale de France du 20 octobre 2015 au 7 février 2016. Ce sont des livres sans textes qui se présentent comme des séquences d’images (photographies, peintures, aquarelles…) parfois rythmées par quelques citations. Anselm Kiefer est un immense lecteur dont la vocation première aurait été d’être poète. L’écriture, quand elle apparaît, pour l’usage des titres surtout, est picturale. Les titres sont souvent des poèmes très simples à eux seuls comme : Der Himmel, les cieux.
Un peu plus tard, dans la matinée, j’avais trois livres dans mon sac pour aller boire un café dehors : le premier tome des Papiers collés de Georges Perros, L’été 1980 de Marguerite Duras et Lettre en avril d’Inger Christensen que j’ai évoqué déjà la semaine dernière. Vous allez comprendre que je fonctionne assez souvent par cycles. De la même façon que j’aime observer les cycles de la lune, des saisons et de la vie, je construis des cycles en littérature – pour moi-même et pour les autres quand je donne des ateliers d’écriture. Les trois cycles d’ateliers d’écriture qui ont déjà été donnés sont : « Femmes poètes du XXème siècle », « Journaux et correspondances », « Danse intérieure de l’écriture ». Je suis bientôt prête pour « Les notes en littérature ». Je joins à la constellation des notes les livres d’Anselm Kiefer car c’est la partie de son œuvre la plus intime, la plus proche du courant de la vie. C’est un peu comme le sous-terrain de ses œuvres monumentales. A cet égard, les carnets de la peintre Fabienne Verdier, fonctionnent aussi de cette manière sous-terraine, notes de vocabulaire, citations, images, en parallèle de la réalisation de très grands formats voués à être exposés dans des lieux immenses. Mais ô combien je suis presque davantage touchée par de tout petits livres, de touts petits cahiers, à peine voués à être montrés, proches des lectures, des rêveries, simples traces, petits cailloux blancs laissés tombés en marchant.
L’été 1980 de Marguerite Duras est une succession de 10 chroniques qui sont parues dans Libération pendant trois mois il y a quarante ans. La même année, les éditions de Minuit, publiait cet ensemble en un livre. Je sais qu’en littérature il y a deux clans concernant Marguerite Duras. Je fais partie des grandes admiratrices. Il me semble que ce qu’on ne peut pas lui enlever c’est sa liberté folle dans l’écriture. La chronique était parfois simplement une sorte de longue note météorologique. Ecrire sans sujet rejoint la poésie. Voici le début de la première chronique : « Donc voici, j’écris pour Libération. Je suis sans sujet d’article. Mais peut-être n’est-ce pas nécessaire. Je crois que je vais écrire à propos de la pluie. Il pleut. Depuis le quinze juin, il pleut. Il faudrait écrire pour un journal comme on marche dans la rue. On marche, on écrit, on traverse la ville, elle est traversée, elle cesse, la marche continue, de même on traverse, le temps, une date, une journée et puis elle est traversée, cesse. » Dans Lettre en avril de la poète danoise, c’est le ton de l’écriture (et non pas la forme vu qu’il s’agit d’une écriture en vers) qui est proche de la note. Voici un exemple : « L’air est pâle et un peu frais / et froisse sur la peau / comme une membrane d’humidité. / Nous parlons de la toile d’araignée / Comment ça se tisse / et de la pluie lavant l’eau / pendant que nous dormions / pendant que nous roulions / sur la terre. »
La semaine dernière j’avais fait une promesse de beauté (espace 4). J’espère que je l’ai tenue. C’est grâce à elle que je tiens, la beauté à travers tous ces livres que je cite.
Pendant ma marche à travers la ville, je suis allée à la librairie du Bal des ardents et j’ai acheté L’amant de la Chine du Nord de Duras. Fabrice ne l’avait pas d’occasion. J’avais envie de posséder ce livre. Vous remarquerez qu’à cet égard, nous sommes tous différents. Il y a ceux qui veulent posséder tous les livres qu’ils lisent (ils se reconnaitront) et ceux qui choisissent de posséder uniquement ceux avec qui ils ont un rapport singulier, les livres qui ont une valeur fondamentale pour eux (ils se reconnaitront aussi). Il y a là peut-être certaines analogies à faire, je n’irais pas plus loin, rappelez-vous que j’ai dit que j’étais un peu fatiguée. Mais malgré tout ce soir, j’irai au bal, pas à la librairie rue Neuve, le vrai bal, celui où on oublie son corps et sa fatigue jusqu’à la dernière danse - comme quand on écrit et qu’on tire et qu’on tire pour aller au bout de sa pensée jusqu’au dernier mot.
Sacha Steurer
Livres cités
Maria Zambrano, Pourquoi on écrit, texte traduit de l’espagnol par Jean-Marc Sourdillon, accessible sur le site de Jean Michel Maulpoix : https://www.maulpoix.net/Zambrano.html
Anselm Kiefer, L’alchimie du livre, exposition bibliothèque nationale de France.
(Exposition actuellement au Couvent de la Tourette dans le cadre de la 15ème biennale d’art contemporain de Lyon jusqu’au 22 décembre : https://www.couventdelatourette.fr)
Georges Perros, Papiers collés, Editions Gallimard, 1960
Marguerite Duras, L’été 1980, Editions de Minuit, 1980
Inger Christensen, Lettre en avril, Editions Arcane 17, 1985 pour la traduction française.
Marguerite Duras, L’amant de la Chine du nord, Editions Gallimard, 1991
![]() |
Anselm Kiefer, un exemplaire unique d'un livre |
![]() |
L'atelier |
ce qui m'épate et m'a déjà arrêté sur fb, c'est l'article de Himmel :
RépondreSupprimer- der Himmel, c'est le singulier, donc le Paradis
- die Himmel, c'est le pluriel, donc les Cieux.
concernant Duras, on ne peut rien lui enlever, elle reste entière quoi qu'on en fasse ou qu'on en pense.
merci.
très belle chronique. ce que tu dis sur Duras me fait penser à ce qu'a fait Depardon (pour Libé, aussi, je crois), le même été!
RépondreSupprimerBeijos