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Chronique 6, samedi 23 novembre 2019

Mes bras sont dans une position d’ouverture quand je tiens un livre dans mes mains. Le livre, face à moi, est tenu à peu près au niveau de mon cœur avec la distance nécessaire pour voir les écritures. Il y a là, comme toute relation à deux, trois entités - moi, le livre, et la relation entre lui et moi – celle-ci se crée dans cet espace entre mon cœur et les pages qui se tournent. De la lecture à la danse à deux, il n’y aurait qu’un pas. Lecture le jour, danse la nuit, ma semaine a ressemblé à cela. Il faut dire que la nuit tombe tôt maintenant. J’ai dormi aussi. 

Quand je lis, je suis dans un recensement constant de citations en référence à des recherches précises qui se recoupent évidemment mais que je distingue. Pour chaque recherche, un cahier, un cahier = un espace de recherche. A ce jour, il y en a 4 : Le Temps, le Vide, la prière en littérature, la beauté. Aujourd’hui, je vais organiser ma chronique selon ces 4 axes et vous faire part des découvertes de cette semaine dans chaque espace. Je recense aussi des œuvres que je place à « un haut potentiel chorégraphique » mais pour cela, le rayon de bibliothèque suffit (pour l’instant).

Cette semaine, à l’occasion d’une invitation au Printemps des Poètes de Grenoble, j’ai appris que le thème de cette année était le courage. A cette nouvelle, le premier livre dans lequel j’ai eu envie de replonger fût Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke, à cette invitation remarquable au courage d’écrire, d’assumer un destin. Chose plus originale encore à lire dans une époque comme la nôtre (les lettres ont été écrites au début du XXème siècle) : une invitation à la patience ! A la confiance dans le temps. A l’opposé d’une idéologie de l’action permanente. Ecoutons-le : « Le temps n’est plus alors une mesure appropriée, une année n’est pas un critère, et dix ans ne sont rien ; être artiste veut dire ne pas calculer, ne pas compter, mûrir tel un arbre qui ne presse pas sa sève, et qui, confiant, se dresse dans les tempêtes printanières sans craindre que l’été puisse ne pas venir. Or il viendra pourtant. Mais, il ne vient que pour ceux qui sont patients, qui vivent comme s’ils avaient l’éternité devant eux, si sereinement tranquille et vaste. » Dans un monde régi par le règne de la productivité, cette pensée a, à mon humble avis, un haut potentiel de résistance. 

La question du temps est la plus fondamentale dans mes recherches car « il n’y a que dans le temps qu’il y a de l’espace pour moi. » Dans mon bateau sous les toits, seule et silencieusement, je prépare des lectures à voix haute, sorte de collages d’extraits de littérature pour tenter d’arrêter le temps ou simplement sentir le présent, ou le télescopage du passé, du présent et du futur, être dans son pur écoulement, ou encore créer des tunnels. J’ai lu quelque chose qui m’a beaucoup intéressée dans une lettre écrite par Pier Paolo Pasolini à Sandro Penna, un poète italien que je ne connaissais pas encore. Je l’ai découvert grâce aux éditions Ypsilon qui est une maison à laquelle je fais entièrement confiance. Une réedition de Croix et Délice. Pasolini, qui a connu Sandro Penna, lui dit qu’il regarde davantage sa poésie vécue à sa poésie écrite : « C’est la première en effet qui compte, pour qui, justement parce qu’instruit et comme soustrait à soi-même par un long amour de la poésie, réussit à entrevoir ce qui vaut hors de toute valeur : la sainteté du néant. » Cette distinction et cette hiérarchie établie entre poésie écrite et poésie vécue me semble capitale dans un monde où la professionnalisation des artistes est très bien certes, mais rend parfois le geste artistique très calculé et très loin finalement de la transformation intérieure qu’est sensée provoquer l’alchimie de l’art chez le créateur. C’est pour cette raison, entre autres, qu’à une personne me demandant si je suis intermittente du spectacle quand je dis que je suis danseuse, j’ai envie de lui répondre de façon un peu provocante que je suis danseuse de l’âme. Etre intermittent est un statut juridique, pas un métier, et encore moins une vocation. 

Pour ceux qui souhaitent avoir un avant-goût de la création des lectures à voix haute sur le thème du temps, vous pouvez écouter cet enregistrement (lecture d'un extrait de Yannick Haennel, A mon seul désir) : 

https://soundcloud.com/sacha-steurer/la-jouissance-du-temps

« La sainteté du néant » qu’évoque Pasolini me fait entrer dans mon second espace de recherche : le Vide. Le vide parcouru par des souffles, le vide en mouvement, reliant le monde visible au monde invisible, comme espace éminemment dynamique, comme présence à travers l’absence (cherchez l’anagramme). Le vide comme condition à ce que quelque chose surgisse. Une participante de mes ateliers d’écriture m’a envoyé une citation d’un livre qui lui faisait penser à mon travail. Elle ne m’a pas donné l’auteur mais je l’ai très vite reconnu car on entend beaucoup parler de ce livre en ce moment : La panthère des neiges, de Sylvain Tesson. Voici la citation qu’elle m’a livré : « L’affût était une prière. En regardant l’animal, on faisait comme les mystiques : on saluait le souvenir primal. L’art aussi servait à cela : recoller les débris de l’absolu. » Ce qui rejoint tout à fait Sandro Penna et Pasolini qui parle du poète comme chasseur des surgissements du réel en se passant aussi d’écrire, dans une pure contemplation. Bref, qu’il y ait écriture ou non, le fait indéniable d’une vie en poète est qu’elle demande temps, silence, disponibilité, forme de vigilance poétique. Et en cela, cette vie est très exigeante et je la rapproche aisément de l’importance de la disponibilité du corps du danseur. Elle nécessite aussi un entrainement. 

Dans les dernières trouvailles, la pépite est Lettre en avril, d’Inger Christensen, un poème publié aux éditions Arcane 17. Inger Christensen est une poète danoise et les éditions Ypsilon ont fait un très beau livre il y a quelques années de son poème Alphabet. Pour finir cette chronique, je souhaite vous donner à la lecture un passage de Lettre en avril que j’ai recensé dans le cahier « Prières en littérature » : « Apprends-moi à répéter / l’avenir maintenant / que nous naissons. / Que mon âme s’envole / dans son nid / au cœur / de la cime bruissante. / Que les œufs luisent / d’une lumière rémanente / comme un soleil laiteux. / Que le vent soit vert / que la douleur s’éteigne. »

Dans la prochaine chronique, j’évoquerai l’espace quatre : la beauté. Car il y a un chemin étroit que je suis qui va du temps au vide, et du vide à la prière et de la prière à la beauté. 

Sacha Steurer 


Livres cités 

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, Gallimard
La phrase « Il n’y a que dans le temps qu’il y a de l’espace pour moi » est une phrase de Clarice Lispector, dans Agua-Viva, Editions Des Femmes, 1973
Sandro Penna, Croix et délice, Editions Ypsilon, 2018 pour la présente édition, poèmes écrits entre 1927 et 1957. 
Sylvain Tesson, La panthère des neiges, Gallimard, 2019 
Inger Christensen, Lettre en avril, Editions Arcane 17, 1985 pour la traduction française. 
Inger Christensen, Alphabet, Editions Ypsilon, 2014 (édition originale 1981). 



Commentaires

  1. C'est un beau chemin que vous suivez. S'il n'était si tenu on voudrait en faire un bout à vos côtés... Mais pour cela, il ne faut pas avoir peur de tomber. J'imagine que c'est cela aussi "danser"

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  2. J'ai à dire que je lis tes chroniques, elles me donnent envie de lire davantage, en prennent constant du processus de relier le livre à ma vie intime. Merci pour les pistes de lecture. Courage aux danseurs de l'âme!

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