L’écriture a cette vertu : elle intensifie chaque phénomène. Les lectures et leurs chemins se multiplient comme des petits pains et dans un entrelacement de plus en plus complexe depuis que j’ai commencé l’écriture de ces chroniques il y a un mois.
En danse, on parle de « chercher les passages » pour passer d’un mouvement à un autre mouvement. Du point de vue de la lecture, je travaille cet art-là, celui de trouver de la fluidité dans le passage d’une lecture à une autre. En danse, on parle encore de « lier ».
Au sol, dans mon bateau sous les toits, il y a actuellement une dizaine de livres placés en dominos. Je lis parfois 5/10 pages d’un livre, puis d’un autre, cela crée un collage entre différentes œuvres dans mon esprit. La lecture comme je la vis est un acte de création et je me mets en état d’être inspirée comme pour choisir d’aller à gauche ou à droite quand je me promène ou voyage. Il n’y en réalité aucune règle. Je peux aussi être embarquée par une seule lecture et tisser avec elle un rapport d’exclusivité jusqu’à l’achever, ou presque.
D’une façon générale, je me rends de plus en plus attentive au mystère de l’apparition des livres sous mes yeux. Au mystère de l’apparition d’une parole à un moment donné et pas un autre, par quel intermédiaire cela se produit et dans quelles circonstances exactes. Quel subtil mélange il y a entre les livres que j’ai précisément décidé de chercher et de posséder, ceux qui sont sur ma liste, et ceux qui me tombent entre les mains et littéralement apparaissent ! Je m’amuse alternativement à savoir exactement ce que je veux et à totalement laisser faire.
Comment, par exemple, un livre sort de son mutisme à l’intérieur d’une bibliothèque grâce à la visite d’un ami ? Comment cette lecture-là me décide à une écriture du type journal ? Comment lectures-écritures-rencontres sont intrinsèquement liées ?
L’autre jour, je racontais à un ami ma lecture à voix haute de L’Opoponax de Monique Wittig, je faisais le lien entre cette écriture-flux et les Vagues de Virginia Woolf et il m’a interpellé sur le Journal que je possédais déjà depuis plusieurs années sans l’ouvrir. J’avais pourtant une amie que j’hébergeais régulièrement que je voyais tout le temps attraper ce livre-là en livre de chevet à chaque fois qu’elle venait… mais c’est cet ami-là et ce jour-là du 28/10/19 qui me l’a fait sortir de sa verticalité sur l’étagère. Il m’a dit « Tu as un trésor ». C’est peut-être cette phrase-là qui a opéré la bascule.
Vous trouverez l’écriture type journal qui a découlé du commencement de la lecture de celui de V.Wolf grâce à ce lien.
Autre mystère : Comment deux êtres peuvent se parler par le biais d’une parole qui n’est pas la leur ? C’est une expérience à laquelle j’ai goûté aussi ces derniers temps avec un marin venant au bateau parfois pendant mon absence. J’ai laissé La vie secrète de Pascal Quignard ouvert sur la page où il écrit sur la constitution d’une société secrète composée par ceux qui aiment ardemment les livres. A mon retour où il avait déserté les lieux, le livre était ouvert sur une autre page cornée : un fragment sur la littérature comme mise au silence du langage. On pourrait imaginer que le dialogue – par citations interposées - puisse continuer ainsi pendant très longtemps et devenir une création en soi. Je rappelle ici la référence d’un livre cité dans ma précédente chronique Autoportrait en lecteur de Marcel Cohen, livre uniquement monté avec des citations.
A ma première publication des Notes du bateau sous les toits, m’a été conseillée la lecture des Notes du cinématographe de Robert Bresson. « Bresson est un mystique comme toi. La simplicité était son mot d’ordre. » Sur le champ, j’appelle Fabrice, mon ami libraire, « Au plaisir du texte » (1, rue Roger Violi, Lyon 4ème) qui me dit qu’il l’a en poche avec un beau portrait photographique du réalisateur en noir et blanc sur la première de couverture. Après une expédition éreintante au centre commercial pour faire des provisions d’écureuil au bateau, je fais une pause pour aller chercher mon livre. Chez Fabrice, il y a un canapé, du chocolat et souvent, on oublie pourquoi on est là : acheter des livres ! Nous parlons pendant une heure des mystères de l’amour, du coup de foudre, des ruptures et je repars chez moi avec mon cabas de trois tonnes sans mon ouvrage.
Finalement quand je le retrouve, oublié effectivement sur le canapé, je lis cette phrase scintillante : « Un mot le plus ordinaire, mis en place, prend tout à coup de l’éclat. C’est de cet éclat-là que doivent briller tes images. »
Cette semaine, il y a un livre que rien ne me disposait à lire, il n’était ni sur une liste, ni conseillé par un ami… Comme fruit d’un hasard encore plus « pur » : A mon seul désir de Yannick Haenel. Il était sur la table des nouveautés à la librairie du Bal des Ardents (Lyon 1er) alors qu’il date de 2005. Livre écrit à la fréquentation pendant plusieurs mois des mystères des tapisseries de la Dame à la Licorne exposées au Musée de Cluny à Paris. J’aimerais conclure cette chronique par quelques mots de ce livre attrapé à la volée cette semaine sur le rapport entre le jeu des livres et celui du désir.
« Là et là sur le chemin d’une jouissance qui vous conduit aux lieux fluides, aux tempêtes heureuses, aux ricochets de plaisirs, vous entrez dans les villes et les corps, vous jouez avec les livres d’une façon qui les réveille. Vous avez de nouveaux yeux. Les phrases se refont dans les livres que vous avez déjà lus. La bibliothèque tourne sur elle-même. Les livres sont de nouveaux désirables. »
Sacha Steurer
Livres cités
Monique Wittig, L’Opoponax, éditions de Minuit, 1964, postface de Marguerite Duras
Virginia Woolf, Les Vagues, Gallimard 1931
Pascal Quignard, La vie secrète, Gallimard,1998
Marcel Cohen, Autoportrait en lecteur, Eric Pesty Editeur, 2017
Robert Bresson, Notes du cinématographe, Gallimard, 1975
Yannick Haennel, A mon seul désir, Editions Argol, 2005
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