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Chronique 3, samedi 26 octobre 2019

Dimanche 20 octobre 2019, après avoir dansé toute la nuit et dormi quelques heures, je vais faire une lecture. L’ami qui m’accueille chez lui à Mosset, petit village des Pyrénées orientales où se trouve le festival où j’interviens, me raconte son rêve à notre petit-déjeuner tardif. Il répète et répète cette phrase de Saint François d’Assise qui était présente dans son voyage nocturne. « Ne retenez pour vous rien de vous ». Cette phrase circule dans tous les sens dans mon cerveau encore balloté par tous les mouvements de danse de la nuit, par mes essais de tournoiement à la façon des derviches, le regard ne se fixant nulle part, le corps comme un appartement traversant avec une ouverture à l’est, une ouverture à l’ouest, la lumière du soleil se frayant son passage sans obstacles au travers. Puis, il me livre l’intégralité de la citation : « Ne retenez pour vous rien de vous, afin que vous reçoive tout entier, celui qui se donne à vous tout entier ». Mon souffle est coupé. J’estime que l’écoute de cette phrase est une parfaite préparation à ma lecture en public après la courte nuit que je viens de passer et le peu de temps que j’ai avant de me lancer. Malgré mon entrainement depuis l’enfance à l’exercice de la scène, mon trac est toujours aussi fort. Cependant, depuis que j’ai découvert la prière, l’épreuve terrible consistant à s’exposer aux autres s’est transformée en un acte de don, ce que je trouve beaucoup moins effrayant. Avant de monter sur scène, je prie pour m’oublier, m’offrir, laisser passer. Seule cette pratique me permet de dépasser véritablement ma peur et de la transcender. Mon ami ajoute à cela une autre parole pour mon répertoire de préparation, celle-ci est de Sainte-Catherine-de-Sienne : « Fais toi capacité, je me ferais torrent. » 

Vous pouvez trouver ici le lien vers l’enregistrement de la lecture. 

Ce matin, de retour à Lyon sur le pont du bateau sous les toits, je commençais la lecture du texte mythique Feuilles d’herbe de Walt Whitman et j’ai recopié quelques vers que voici : 

« Paresse avec moi sur l’herbe… délivre ta gorge de ce qui la noue, 
Ce n’est ni mot, ni musique, ni rime dont j’ai envie … ni convention, 
ni sermon, pas même les meilleurs, 
Je n’aime rien tant que le bercement, le timbre de ta voix qui murmure. »

En recopiant ce passage, j’ai une pensée pour l’écrivain Régine Detambel disant que nous lisons avec des ciseaux !  J’aime cette image. Nous sommes sans arrêt en train de nous lire nous-même à travers nos lectures. Mon amie poète Sophie Agathe Amazias a commenté l’un de mes derniers post par « nous nous entre-lisons ». 

Ce que j’ai volontairement coupé dans le long poème de W. Whitman est cette idée du bercement ! Je n’ai aucune ambition de délivrance d’un contenu lorsque je lis. Mon seul désir est de bercer mon auditoire. A un moment lors de la lecture des extraits de L’Opoponax de Monique Wittig, j’ai senti, très légèrement, mon corps se balancer de la droite vers la gauche, j’ai senti que ma voix créait une forme de tourbillon dans lequel mes auditeurs pouvaient se laisser couler. Une fois la vision du tourbillon saisie, j’ai agrandi par l’imagination ce petit tourbillon que j’estimais au-dessus de ma tête à tout l’espace dans lequel j’étais en train de lire pour que ce mouvement prenne de l’ampleur et gagne tous les corps présents dans la salle. En tant que lectrice, je m’évertue à me laisser faire par le texte et c’est ce que je souhaite partager dans l’acte de lecture à voix haute, qu’un laisser-faire puisse advenir, ensemble. 

Ma lecture de L’Opoponax a beaucoup intrigué un homme me regardant faire mes photocopies au cyber café Rue Romarin la semaine précédente. Il me fait comprendre qu’il est thésard en lettres et qu’il n’imaginait pas qu’on puisse lire ce livre autrement qu’en étant professeur… Lui-même ne l’a pas encore lu c’est pour dire ! Je lui propose donc de jeter un œil. Au bout de quelques instants, il me dit « Je vais vous dire un gros mot, il y a beaucoup d’intertextualité dans cette œuvre ». J’acquiesce et cite l’œuvre d’Agnès Rouzier Non, rien où la citation libre est également très pratiquée, j’enchaine aussi en essayant de défendre mes écrivaines chéries en inventant une vague théorie sur la vertu féminine d’accueillir chez elles les écrits des autres… Ce à quoi me répond l’inconnu universitaire : « Vous devriez lire Marcel Cohen, Autoportrait en lecteur, un livre fait uniquement de citations ». Livre que je suis allée me procurer sur le champ chez mon ami libraire Fabrice, « Au plaisir du texte », 1, rue Roger Violi (69004). Voici comment le livre commence et encore une fois, je prends mes ciseaux. 

« Les citations ont un intérêt particulier dans la mesure où nous ne notons jamais que nos propres paroles quel que soit celui qui les a écrites. Le « quel que soit », c’est le citateur lui-même mais sous d’autres traits, à une autre époque, en d’autres circonstances. »

Donc, pour finir cette chronique, une citation faisant écho à la chronique 2 du 17 octobre à propos de cet adjectif persistant dans mes lectures des dernières semaines, souvenez-vous l’adjectif « pur » … 

La poésie est « pur-vouloir-dire-le-rien », Philippe Lacoue-Labarthe. 

Allez, allons, par ce léger oscillement qui vient, laissons-nous faire. 

Sacha Steurer

 Livres cités 

Walt Whitman, Feuilles d’herbes, Edition Corti, 1855 pour le texte original. 
Régine Detambel, Les livres prennent soin de nous, pour une bibliothéraphie créative, Actes sud, 2015. 
Monique Wittig, L’Opoponax, éditions de Minuit, 1964, postface de Marguerite Duras.
Agnès Rouzier, Non, rien, éditions Seghers, 1974 pour la première édition.
Marcel Cohen, Autoportrait en lecteur, Eric Pesty Editeur, 2017. 
Philippe Lacoue-Labarthe, La poésie comme expérience, Christian Bourgeois Editeur, 1986. 


Crédit Sacha Steurer


La Dame à la Licorne, tapisserie du Moyen Age, sixième d'une série de 6 tapisseries 

"A MON SEUL DESIR"

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