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Chronique 2, jeudi 17 octobre 2019

Il y a une semaine, attablée au café dehors, le soleil rayonnant, je lisais les « Derniers fragments d’un long voyage » de Christiane Singer tandis qu’un homme me demanda étrangement si la table à côté de la mienne était libre. Aucun signe ne montrait que j’aurais pu occuper cette table si ce n’est l’hypothèse faite que ma présence à moi-même, remplie d’amour par cette lecture puisse déborder sur la table d’à côté. J’étais peut-être en train de lire ces quelques mots : « Il n’y a pas d’existence qu’il s’agirait de dépasser, un quotidien qu’il faudrait à tout prix surmonter. Tout au contraire, c’est de tout son corps qu’il faut y entrer, de tout son Eros. Toute démarche spirituelle est avant tout un bain de matière. Matière et prière sont un. » Quand je lis cette femme, je sens ce qu’on peut appeler un « taux vibratoire » dans mon corps, s’élever. La simplicité d’écriture dont elle fait preuve me fait penser à une phrase du poète Joë Bousquet dans ses carnets où il décrit une façon de devenir écrivain - non pas chercher à se détruire pour laisser place à … Quoi, au juste ? Mais plonger profondément dans la connaissance de soi-même et dans sa singularité d’âme. 

Ce matin-là, en marchant dans les pentes et en prenant les traboules lyonnaises, j’ai imaginé que ces chemins cachés qui nous font quitter une rue pour en trouver une autre (plus haut, plus bas, selon), sont une parfaite métaphore des chemins que l’on prend à travers le labyrinthe de la littérature. L’initiative de l’écriture de ces chroniques tient à cela : partager mon expérience du labyrinthe, avoir une trace écrite de tous ces passages et des liens se créant entre les différentes stations, liens infinis. Et puis je les appelées : « Chroniques de lectures dansées », une manière aussi de me donner l’exercice de nommer le chemin me faisant passer de la rue de la littérature à la rue de la danse… Et inversement… Et même si ce passage se fait quasiment dans le noir. 

Ce matin-là, de marché, j’ai acheté une amaryllis pour l’offrir à une amie qui a appris qu’elle était malade. J’ai préparé pour elle aussi le livre de Christiane Singer en lui précisant bien au moment de lui mettre le livre dans les mains de ne pas s’y méprendre, que j’offrirais ce livre écrit au seuil de la mort à n’importe qui, tant ce livre est plein de vie. 

Après cette matinée courses au marché, lectures au café, je pensais vite rentrer au bateau sous les toits. Je devais préparer mon voyage dans le Lubéron aux rencontres littéraires danse et poésie sur le thème de l’immobilité créatrice mais des bouts de bois polis et écrits à l’intérieur d’une galerie ont attiré mon attention. En passant la porte, je découvre une bibliothèque miniature faite de papiers de toutes sortes, remplie de cahiers de toutes tailles et absolument vides d’écriture. Il y a aussi au mur une série que l’artiste Marie-France Lambert nomme « Les traits » (cf. image du jour). Elle m’explique qu’elle a dû passer trois ou quatre heures à réaliser cette œuvre écrite de la gauche vers la droite et de la droite vers la gauche dans un mouvement continue extrêmement méditatif. Elle en parle comme d’un « livre d’instants » ou d’un « livre d’écriture pure ». Cet adjectif revient trois fois dans mes lectures de cette semaine passée : chez cette femme, puis dans la conférence à la Sorbonne d’Yves Klein sur le travail de la couleur, d’une recherche « d’imagination pure », puis une troisième fois dans les mots de Marguerite Duras à propos de « l’utilisation du matériau descriptif pur » par Monique Wittig dans « L’Opoponax ». Je note ces correspondances et constate encore une fois mon goût pour les expériences artistiques au bord du vide. 

Quand j’ai dansé samedi dernier le noir en moi, je n’entendais pas tout de la lecture de Laurence Pagès qui m’accompagnait en lisant Joë Bousquet et Hijikata. Dans notre travail, nous avons une partition littéraire en tête qui ne correspond pas à ce que l’autre est en train de lire pendant qu’on danse. « Tu es une ruine » est peut-être la seule phrase dont je me souviens, qui m’a percuté, qui est rentré dans mon corps. Qu’elle se soit inscrite est peut-être le signe que c’est une phrase à danser ? Une phrase qui a ce potentiel-là, direct, de parler au corps et à tout l’être simultanément ?  

En lisant moi-même Hijikata, j’étais déjà en train d’entrer dans l’univers de la prochaine lecture que je donnerais, lecture sur le thème de l’enfance pour l’association de l’Atelier Autonome du Livre à Mosset (66). Hijikata dans la « Danseuse malade » retranscrit des perceptions d’enfance : « J’étais toujours mangé par la neige ; à la venue de l’automne j’étais également rongé par des sauterelles. Durant la saison des pluies, j’étais tranché par le poisson-chat. » 

Une lecture en appelle une autre. Je n’ai rien inventé à ce niveau-là. Je témoigne simplement du phénomène de téléportation que j’éprouve et qui m’émerveille. Marie-France Lambert m’a lâché sur le seuil de la galerie (nous n’arrivions pas à nous quitter) cette réplique alors que nous bavardions déjà depuis une heure : « Je ne vous l’ai pas dit mais vous savez que la seule chose que j’aime dans la vie, c’est danser ! ». 


Livres cités

Christine Singer, « Derniers fragments d’un long voyage », Editions Albin Michel, 2007 
Uni Kunichi « Hijika Tatsumi -Penser un corps épuisé", aux éditions les Presses du réel, 2017
Yves Klein, « La conférence à la Sorbonne ». 
Monique Wittig, « L’opoponax », éditions de Minuit, 1964, postface de Marguerite Duras 

J’ai rencontré le travail de Marie-France Lambert qui m’a donné la permission de publier une photo de ses œuvres dans la galerie Imag’in, 14 rue des pierres plantées à Lyon (4ème) à l’occasion d’une exposition collective qui s’est tenue du 4 au 10 octobre 2019. 




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